Toile d’art
La fileuse Arachné
Arachné était une jeune Lydienne, habitant près de son père une humble maison dans la ville d’Hypaepa. Sous le toit familial elle avait vu, dès son enfance, teindre la laine avec la pourpre de Phocée. Très tôt, elle s’était plu à filer et à tisser la toile et son habileté l’avait rendue célèbre dans toute la Lydie.
On venait de très loin lui commander de riches étoffes et des voiles légers, car ce qui sortait de ses mains était, on le savait, une merveille de finesse et de goût. Pour la voir travailler, les Nymphes désertaient les vignes du Témolus et les bords ombragés du Pactole.
Rangées, silencieuses, autour de l’artiste, elles regardaient les doigts étirer les flocons nuageux, allonger le fil, le rouler sous le pouce délicat et faire tourner rapide le fuseau poli.
D’autres fois, elles contemplaient, penchée sur la toile, la vierge qui brodait à l’aiguille – avec quelle sûreté de main et quelle virtuosité ! – les sujets qu’inspirait à sa fantaisie son inépuisable imagination.
Un jour, l’une de ses admiratrices crut bon de lui adresser ce compliment :
« Vraiment, un si riche talent montre bien que vous êtes l’élève de Minerve ! ». La vierge, relevant sa tête blonde et fière : « Minerve ? dit-elle, qu’elle ose lutter avec moi ! Je suis prête à lui disputer le prix. En cas de défaite, je me soumettrai à toutes ses exigences. »
La déesse, du haut de l’Olympe, avait entendu la parole sacrilège. Elle prit la figure d’une vieille femme, se couvrit les tempes de cheveux blancs et, le dos voûté, la démarche chancelante, elle franchit le seuil de la maison d’Arachné : « Salut ! Jeune fille, dit-elle, j’ai appris par des langues bavardes que tu tiens à l’égard de la divinité des propos malséants. Tu oses te comparer à Minerve. Ecoute-moi, je suis vieille et l’expérience m’a rendue sage. J’ai pitié de ta jeunesse et de ta beauté. Sois humble et prudente et n’irrite pas la déesse par des paroles téméraires. »
La vierge, sans détourner la tête, répondit, l’ironie aux lèvres : « Vieille, tes conseils sont bons ; mais garde-les pour ta fille ou ta bru. Moi, je n’en ai que faire ! »
Alors une lumière envahit la salle. L’aiguille tomba des doigts d’Arachné. Devant elle une femme se dressait, si belle que son éclat transfigurait toutes choses. « Je suis Minerve. Tu veux concourir, soit ! Tant pis pour toi si ton orgueil te voue au malheur »
Les Nymphes, témoins du prodige, eurent tôt fait de dresser un autre métier. Leurs mains tremblaient et leurs lèvres murmuraient des louanges. Arachné avait repris son calme. A peine une légère rougeur teintait ses joues. Quand la déesse eut pris place devant le métier préparé pour elle, les deux artistes commencèrent leurs tâches.
Longtemps elles travaillèrent avec une égale ardeur et une égale dextérité. Le tissu prenant forme et dessinait des figures d’une exquise fraîcheur, que nuançait à l’infini la gamme des tons les plus variés.
Minerve représenta d’abord son débat célèbre avec Neptune pour le gouvernement de l’Attique. Puis, l’Olympe avec les douze divinités, rangées autour de Jupiter. Enfin, dans les quatre coins de la précieuse étoffe, elle évoqua des scènes symboliques : les châtiments des mortels qui voulurent, au cours des âges, se comparer aux dieux.
Arachné tissait, de son côté, un poème de pourpre et d’or, qui racontait les amours des dieux et leurs brillantes métamorphoses. A la richesse des vives couleurs elle ajoutait le dégradé subtil des nuances les lus délicates : Europe admirait un taureau d’une éclatante blancheur ; Léda caressait de sa main nacrée l’aile neigeuse d’un cygne ; ailleurs un dauphin bondissait dans une eau d’azur, frangée d’écume ; Bacchus cachait son visage de faune derrière une grappe aux grains dorés. Les extrémités du tissu s’ornaient d’une bordure légère où des fleurs étaient artistement jetées dans l’entrelac d’un lierre capricieux.
Les deux femmes terminèrent leur tâche en même temps. Les Nymphes aussitôt, timides mais curieuses, s’approchèrent pour voir et comparer les travaux. Mais elles demeurèrent interdites et bouches closes. A qui donner le prix ? L’œuvre de la Lydienne n’était pas inférieure à celle de la déesse : elle apparaissait aussi belle, aussi parfaite.
Minerve, d’un regard, comprit que la victoire lui échappait. Alors, d’un geste rageur, elle saisit l’étoffe du métier voisin et la déchira. Puis, de sa navette, qu’elle tenait encore, elle frappa trois ou quatre fois le front de la jeune fille. Arachné ne résista pas aux assauts d’une telle colère. Se sentant perdue, elle prit un lacet et, pour se pendre, le noua autour de sa gorge.
Mais Minerve voulait un châtiment exemplaire. « Arrête, dit-elle, tu vivras et tu continueras à tisser, mais une toile dérisoire, si fragile qu’une brise légère en pourra déchirer la trame. Va, jeune filandière aux tresses blondes, désormais tu seras une hideuse créature, éternellement suspendue au fil de sa toile » Et, sur le champ, la belle Lydienne, devant les Nymphes effrayées qui jetaient un cri, fut changée en araignée.